Ramadân 2021: première semaine

Fraternité et mauvaise gestion d’un insuccès:
le comportement de Caïn

 

Le 13 avril commence le Ramadân. Et le Coran nous dit: «Le mois du Ramadân est celui au cours duquel le Coran fut révélé pour servir de bonne direction aux humains» (Sourate 2,185). Voilà pourquoi, pendant ce mois, je veux réfléchir avec toi, ma chère, mon ami, sur ce que le Coran nous donne comme « bonne direction »[1] au niveau de nos relations avec les autres, sur comment vivre nos relations avec nos sœurs et frères. Et, pour cette première semaine, je veux lire la page qui nous parle des deux premiers frères, les deux fils d’Adam. Sans utiliser les noms propres Abel et Caïn, le Coran nous dit[2]:

27Et narre-leur, en vérité, l’histoire des deux fils d’Adam: quand ils offrirent [à Dieu] un sacrifice, celui de l’un des deux fut accepté, celui de l’autre ne fut pas accepté. [Caïn] dit: «Certainement, je vais te tuer». [Abel] dit : «Certes, Dieu n’accepte que [les sacrifices] de la part des pieux. 28Si tu étends ta main sur moi pour me tuer, moi, je n’étendrai pas ma main sur toi pour te tuer, car je respecte Dieu, le Seigneur des hommes. 29Certes, je préfère que tu te charges de mon péché et de ton péché et que tu sois du nombre des gens du feu. Voilà la rétribution des injustes». 30Puis son âme disposa [Caïn] à tuer son frère, et il le tua, et il devint l’un des perdants. (Sourate 5,27-30).

            L’impératif qui ouvre cette section fut, à l’origine, l’impératif adressé – par Dieu – à Muhammad dans une situation très précise, évoquée dans le verset 11 de la même sourate, là où Dieu dit au croyants: «Ô vous qui avez cru! Rappelez-vous la grâce de Dieu envers vous, lorsque des gens s’apprêtaient à étendre leurs mains vers vous et qu’il a retenu leurs mains [loin] de vous». Le Coran évoque donc un moment difficile et menaçant pour les musulmans, lorsque des Juifs tentèrent d’attenter à la vie du Prophète, rompant à la fois leur engagement avec lui et leur engagement envers Dieu[3]. A ces juifs qui ont projeté cet attentat, Mohammad est invité à raconter l’histoire de Caïn et d’Abel. Voilà comment réagir devant des personnes qui nous menacent: au lieu de répondre à la violence avec la violence, il suffit de leur évoquer le récit de Caïn et d’Abel. Abel ne répond pas à la violence à travers la violence. Dieu ne veut pas la violence. L’utilisation de la violence nous met, paradoxalement, au nombre des perdants.

            Cette page du Coran me rappelle, évidemment, le récit biblique qu’on lit en Genèse 4. Voici une traduction:

2bAbel faisait paître du petit bétail, Caïn cultivait le sol. 3 Et fut à la fin des jours [d’une saison]: Caïn fit venir du fruit du sol comme hommage pour Yahvéh ; 4 et Abel fit venir, lui aussi, des premiers-nés de son bétail. Et Yahvéh considéra Abel et son hommage, 5 mais Caïn et son hommage il ne les considéra pas.

Et cela enflamma Caïn, intensément, et tomba son visage, abattu. 6Et dit, Yahvéh, à Caïn : « Pourquoi [ton visage] est enflammé? Et pourquoi ton visage est-il tombé abattu? 7Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas? Si tu n’agis pas bien, la faillite est tapie à ta porte et elle te désire. Est-ce que tu la dominera?».

8Et Caïn parla à Abel son frère et il advint lorsqu’ils furent aux champs: Caïn se leva vers son frère Abel et le tua. 9Et dit, Yhwh, à Caïn: «Où est Abel ton frère?». Et [Caïn] dit: «Je ne sais pas. Suis-je le gardien protecteur de mon frère?». 10Et dit [Yhwh]: «Qu’as-tu fait? La voix des sangs de ton frère crie du sol vers moi» (Genèse 4,2b-10).

            A différence de la narration du Coran, la Bible mentionne le nom des deux frères. Le mot « Caïn » fait référence au verbe «acquérir», «qanah» en hébreu, la parole qu’Ève – mettant au monde Caïn – dit : « J’ai acquis un homme auprès de Yahvéh » (Gen 4,1). Au contraire, le mot Abel en hébreu signifie « souffle », « fragilité ». Et ce nom évoque le destin de ce fils qui sera bientôt effacé de la terre.

            Lorsque les deux frères présentent à Dieu les résultats de leur travail, la Bible nous dit que «Yhwh considéra Abel et son hommage, mais Caïn et son hommage il ne les considéra pas» (vv. 4-5). Derrière cette phrase, l’auteur exprime une idée très répandue: être accueilli ou non accueilli par Dieu, être béni ou non-béni par Dieu, c’est faire l’expérience d’un succès ou d’une faillite dans sa vie et dans son travail[4]. Et, si une personne fait l’expérience d’un insuccès dans sa vie et dans son travail, elle tombe dans la souffrance et elle risque de devenir jalouse en voyant une autre personne qui obtient des résultats.

            Dans cette situation, le narrateur nous montre Dieu qui intervient: il dit à Caïn qu’il peut à nouveau relever sa tête, contempler un avenir nouveau et regarder d’un regard différent les autres personnes. En effet, la souffrance n’est pas un chemin sans issue, elle est le lieu pour faire un choix, pour devenir responsable de soi-même et de sa vie[5]. C’est seulement ainsi qu’on pourra vivre sa souffrance sans s’imposer, violemment, sur une autre personne, sur son frère.

            Mais Caïn, en refusant cette proposition que Dieu lui a adressée, décide d’éliminer son frère. La réaction de Dieu est claire. Dieu déclare: «La voix des sangs de ton frère crie du sol vers moi» (v. 10). Et ici le pluriel «la voix des sangs» évoque toutes les personnes tuées dans toute l’histoire de l’humanité. D’autre part, le Coran nous rappelle que l’acte de tuer une personne, qui n’a pas commis de violence, équivaut à tuer l’humanité entière (Sourate 5,32).

            C’est le moment de conclure en revenant sur Caïn. Caïn il n’a pas seulement tué Abel. Il n’a pas reconnu la tâche que chacun a dans sa vie, celle de «prendre soin» de son frère. En pensant au récit de Caïn et d’Abel, chacune et chacun de nous, nous sommes donc invité(e)s à vivre, jour après jours, en sachant que nous devons prendre soin de notre frère. Et cette attitude envers notre frère va nous ouvrir un avenir nouveau et nous aidera à sortir de notre souffrance et de nos échecs.

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[1] Pour l’expression «bonne direction», «hoûdâ» in arabe, cf. M. Chebel, Dictionnaire encyclopédique du Coran, Fayard, Paris 2009, p. 124s. Pour les attestations de ce mot dans le Coran, cf. A. Godin et R. Foehrlé, Coran thématique. Classification thématique des versets du Saint Coran, Éditions Al-Qalam, Paris 2004, p. 473ss.

[2] Pour une traduction très proche de celle-ci et pour la structure de ce récit, cf. M. Cuypers, Le Festin. Une lecture de la sourate al Mâ’ida, Lethielleux, Paris 2007, p. 146ss. Cet auteur explique aussi pourquoi utiliser le terme « pieux » à la fin du v. 27, et la tournure « le Seigneur des hommes » à la fin du v. 28.

[3] Abû Ja ‘far Muhammad Ibn Jaîr at-Tabarî, Commentaire du Coran. Abrégé, traduit et annoté par P. Godé, Éditions d’art les heures claires, Paris 1988, tome IV, p. 89.

[4] C. Westermann, Genesi, PIEMME, Casale Monferrato (AL) 1989, p. 44.

[5] Cf. A. Wénin, Da Adamo ad Abramo o l’errare dell’uomo. Lettura narrativa e antropologica della Genesi. I, Genesi 1,1-12,4, EDB, Bologna 2008, p. 105.