Carême 2023 : deuxième semaine

« Heureux et en marche les pauvres en esprit »

 

Pendant cette deuxième semaine de Carême, je veux revenir sur la première Béatitude que nous lisons dans l’Évangile de Matthieu :

1 Et ayant vu les foules, [Jésus] monta dans la montagne. Il s’assit et ses disciples s’approchèrent de lui. 2 Et, ouvrant sa bouche, il les enseignait disant : « 3 Heureux et en marche les pauvres en esprit, car à eux est le royaume des cieux » (Mt 5,1-3).

Ici, la surprise est dans l’expression « les pauvres en esprit ». En effet, le texte parallèle dans l’Évangile de Luc a, tout simplement « les pauvres » (Lc 6,20), et ici la signification de l’adjectif pauvre est claire ; il suffit de lire, quatre versets plus tard, la phrase : « Mais, hélas pour vous les riches, car vous avez [des maintenant] votre consolation » (Lc 6,24). Le message aux riches est clair : vous avez déjà dans vos mains votre consolation, vous n’avez plus rien à attendre[1]. Ici, nous avons une lamentation que Jésus adresse aux riches pour les avertir du mal duquel ils ne se rendent pas compte. Comme il se réjouit avec les pauvres, de la même façon Jésus éprouve de la tristesse pour les riches. En effet, Jésus aime aussi ces personnes-là et il veut les porter à la conversion. Tous sont ses frères, des filles et des fils de son Père qui est unique pour tous. La conversion est possible aussi pour les riches qui rencontrent Jésus. On peut penser à Zachée dans Luc 19,1ss[2].

Et Matthieu ? Pourquoi a-t-il utilisé la tournure « les pauvres en esprit » ? Cette expression n’est pas utilisée ailleurs ni dans le Nouveau Testament ni dans l’Ancien Testament. Mais, pendant le 20ème siècle, on a pu la trouver dans des écrits d’une communauté juive qui vivait à Qumran, une communauté recluse dans le désert, à proximité de la mer Morte, où elle subsista jusqu’en 68 après Jésus Christ[3]. Ici, on a un texte qui parle des pauvres « en relation à l’esprit »[4]. Et cette tournure semble faire référence à ceux qui n’ont plus de ressources dans leur sagesse, dans leur esprit, dans leur « cœur » comme on dit dans une traduction africaine de la Bible en français[5]. Donc, Mathieu ne se limite pas à considérer la pauvreté dans ses formes matérielles ; Mathieu découvre, à côté de celles et ceux qui sont pauvres matériellement, des personnes qui sont pauvres et sans ressources intérieures, des personnes qui ont la sensation de ne plus avoir des forces pour vivre leur vie à travers leur pensée et leur propre sagesse. Ces personnes sont réduites à l’extrême devant n’importe quelle situation. Et cette ‘pauvreté spirituelle’ est aussi sérieuse, elle peut consommer une personne, elle est une pauvreté terrible[6].

Quant au Coran, l’accent sur la pauvreté est très fort. Et je pense – en particulier – à la Sourate 47 (Sourate titrée « Muhammad »), où on lit :

38 Vous voilà appelés à dépenser dans la voie de Dieu. Certains parmi vous sont avares. Quiconque est avare, est avare à son détriment. Dieu est l’Autosuffisant alors que vous êtes les pauvres. Si vous tournez le dos, il vous échangera contre des gens autres que vous, et ils ne seront pas semblables à vous. (Sourate 47,38)[7].

Ce verset, comme beaucoup d’autres du Coran, nous parle de Dieu comme « l’Autosuffisant », comme Celui qui Se suffit à Lui-même » (« al-ghaniyyou » en arabe)[8]. Et, par rapport à Dieu qui est l’Autosuffisant, chaque lectrice et chaque lecteur ne peut que se sentir profondément interpellé/e lorsque le Coran nous dit : « vous êtes les pauvres ». Oui, ici, le mot « pauvre » (« faqîr » en arabe[9]) est adressé à tout lecteur du Coran. Et pourtant, malgré la pauvreté qui caractérise la vie de chacune et de chacun de nous, le Coran nous appelle à dépenser dans la charité, à « dépenser dans la voie de Dieu »[10].

C’est le moment de terminer cette page. L’Évangile et le Coran nous invitent à reconnaître notre fragilité, notre pauvreté. Mais, si nous vivons d’une façon correcte notre pauvreté toujours dans la solidarité avec les autres, surtout avec les plus démunis, Dieu nous accueillera dans le Royaume des cieux. Et, toujours dans les Évangiles, comment ne pas rappeler les paroles de Jésus qui apprécie l’action d’une femme, d’une veuve pauvre qui – au temple de Jérusalem – jeta dans le trésor le peu qu’elle avait : deux petites monnaies. Et Jésus, appelant ses disciples, leur dit : « elle, de son indigence, elle a jeté tout ce qu’elle avait, sa vie tout entière » (Marc 12,42-43 et Luc 21,4). Laissons-nous prendre par cet exemple de la veuve, et nous serons ensemble, solidaires.

Renzo

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[1] F. Bovon, L’Évangile selon saint Luc 1-9, Labor et fides, Genève, 1991, p. 294.

[2] Ainsi S. Fausti, Una comunità legge il Vangelo di Luca, EDB, Bologna, 2017, p. 170.

[3] Cf. Y. Aharoni – M. Avi-Yonah, La Bible par les cartes. La Palestine de 3000 avant Jésus-Christ à 200 après Jésus-Christ. 264 cartes commentées, Brepols, Thurnhout, 1991, p. 141.

[4] Règle de la guerre 14,7 : « A travers l’action des pauvres en esprit, [Dieu] fait tomber ceux qui ont le cœur fermé et endurci ». Cf. L. Moraldi, I manoscritti di Qumran, UTET, Torino, 1986, p. 318. Cf. aussi F. G. Martinez, Testi di Qumran, Paideia, Brescia, 2003, p. 213s.

[5] En effet – pour l’Afrique de l’Ouest francophone – dans La Bible. Ancien Testament intégrant les livres deutérocanoniques et Nouveau Testament. Parole de vie, Alliance biblique universelle, Villiers-le-Bel, 2000, p. 8 on traduit Mt 5,3 avec ces mots : « Ils sont heureux, ceux qui ont un cœur de pauvre ».

[6] Pour d’autres détails, cf. R. Petraglio – R. Fabbri, Le beatitudini. Sinfonia dei folli, E.M.I., Bologna, 1987, p. 41.

[7] Pour cette traduction, cf. Le Coran. Texte arabe et traduction française, par ordre chronologique selon l’Azhar, avec renvoi aux variantes, aux abrogations et aux écrits juifs et chrétiens, par S. A. Aldeeb Abu-Sahlieh, L’Aire, Vevey, 2009, p. 477.

[8] Pour cette expression dans le Coran, cf. A. Godin – R. Foehrlé, Coran thématique. Classification thématique des versets du Saint Coran, Éditions al Qalam, Paris, 2004, p. 199s sous la voix « Suffit (Qui se) ».

[9] Pour les différents emplois de ce mot dans le Coran, cf. A. Godin – R. Foehrlé, Op. cit., p. 801.

[10] Pour l’emploi très fréquent du verbe « dépenser » (« anfaqa » en arabe), cf. A. Godin – R. Foehrlé, Op. cit., p. 458-460.