Carême 2023: quatrième semaine


« Heureux et en marche les doux, les non-violents »


Pendant cette semaine, je veux réfléchir sur la troisième Béatitude. Voici d’abord une traduction :

Heureux et en marche les doux / les non-violents, car ils auront la terre en partage (Matthieu 5,5).

Dans cette phrase, nous avons l’adjectif grec « praüs » qu’on traduit – fréquemment – par « doux ». En grec, ce terme qualifie une personne qui se laisse apaiser, une personne calme et apaisante, qui manifeste une vertu qui s’oppose à la colère et à la vengeance. Quant à l’Ancien Testament grec, l’adjectif « praüs » est utilisé surtout pour traduire des termes qui expriment l’humilité et l’abaissement. Et, au pluriel, cet adjectif caractérise « les humbles de la terre » (Job 24,4), les abaissés, les pauvres, exploités par les méchants auxquels ils doivent céder la place. Or, ils sont les bénis de Dieu (Soph 3,12) qui les enseigne (Ps 25,9 ; Sir 3,18), les sauve (Ps 76,9 ; 147,6 ; 149,4), les apaise aux jours de leur malheur (Ps 94,13)[1]. Quant au Nouveau Testament, le même adjectif évoque une vertu qui se révèle comme un don divin, capable de fleurir – dans le cœur des croyants – comme amour pour les autres, comme pardon, comme refus de la violence, comme confiance dans l’action de Dieu. La personne « praüs » est donc patiente, bénévole, docile, bonne, douce, clémente, affable, humaine et gentille à l’intérieur d’une société cruelle, dure et sans aucune pitié[2]. Les doux sont les personnes capables de vivre avec les autres d’une façon simple et sereine sans jamais entrer en conflit. N’ayant aucune relation avec la violence, ils sont aptes à sauvegarder les dons de Dieu, et en particulier la terre qui est la condition qui rend possible la vie humaine[3]

Dans notre Béatitude, nous avons une référence au Psaume 37[4], un psaume qui présente un avenir différent pour les riches qui sont méchants et pour les marginalisés opprimés, desquels les riches profitent. Les méchants – nous dit le poète du Psaume au verset 10 – n’auront aucun avenir tandis que les marginalisés, les dépossédés, « les humbles posséderont le pays, et ils feront leurs délices de l’abondance de la paix » (v. 11). Quant à la traduction grecque, en elle il y a des ‘petites’ différences. En effet, elle dit : « les doux /les non-violents hériterons la terre et ils se réjouiront de l’abondance de la paix » (v. 11). La différence entre « feront leurs délices »[5] et « se réjouiront » est minime. Plus importante est la différence entre « les humbles » et « les doux / les non violents »[6].

Toujours pour l’adjectif « praüs », il faut noter qu’il revient encore deux fois dans l’Évangile de Matthieu et pas ailleurs dans les autres Évangiles. Dans Matthieu 11,29 Jésus lui-même se présente comme non-violent et comme source d’imitation pour ses disciples : « Apprenez de moi parce que je suis doux / non violent et humble de cœur, et vous trouverez repos dans vos âmes ». Enfin, le même adjectif on l’a dans le verset 5 du chapitre 21 lorsque Jésus entre à Jérusalem. Dans ce récit dans lequel Matthieu nous renvoie au prophète Zacharie, le Messie est présenté non comme un guerrier victorieux ni comme un chef royal qui va à la conquête d’une terre. Au contraire Jésus est comme le serviteur qui obéit à Dieu et qui est miséricordieux vers les personnes : « Dites à la fille de Sion : voici ton roi vient à toi ; il est doux et assis sur une ânesse et sur un ânon, le petit d’une ânesse » (cf. Zacharie 9,9)[7].

On pourrait faire d’autres remarques sur l’expression les doux / les non-violents dans la Bible[8], mais c’est le moment de nous pencher sur le Coran. Et je pense, en particulier, à la Sourate 41, titrée « Fussilat » un terme arabe qui signifie « [Écriture aux] versets détaillés ». Ici on lit :

33 Qui [pourrait donc] tenir un langage plus beau que celui qui appelle [les hommes] à Dieu, fait œuvre pie et déclare : « Je suis musulman » ? 34 La bonne action et la mauvaise ne sont pas pareilles. Repousse la [mauvaise action] par une [action] meilleure. Alors, celui dont tu es séparé par une inimitié deviendra [pour toi] un ami chaleureux. 35 [Mais une telle grandeur d’âme] est le privilège de ceux qui patientent. Elle est le privilège exclusif de celui qui a une chance énorme. (Sourate 41,33-35)[9].

Au centre de cette petite section du Coran nous avons le verset 34 : « La bonne action et la mauvaise ne sont pas pareilles. Repousse la [mauvaise action] par une [action] meilleure ». Et cette pensée, on la retrouve aussi ailleurs dans le Coran. Je pense, en particulier à la Sourate 23 : « Repousse la mauvaise action, par [une action] plus belle » (verset 96) et à la Sourate 28 : « ceux-là recevront une double rétribution pour leur constance, pour avoir repoussé le mal par le bien » (v. 54).

Quant au verset 35 de la Sourate 41, ici on mentionne ceux qui sont patients (« sabaroû » en arabe). Et ces personnes ont une chance énorme, la chance extraordinaire d’avoir reçu de Dieu la faculté de pouvoir rendre le bien pour le mal. C’est dans ce sens que l’Islam recommande de vaincre la colère par la patience, la malveillance d’autrui par la clémence et le pardon, l’ignorance par l’indulgence. Et cette grandeur d’âme qui est un des principes dogmatiques les plus caractéristiques de l’Islam et aussi du Christianisme est la même dont le célèbre Ghandi fera une théorie politique de résistance passive et de non-violence face à l’agression du plus fort[10].

Que ces considérations bibliques et coraniques puissent nous orienter de jour en jour. Amicalement

Renzo

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[1] C. Spicq, Notes de lexicographie néo-testamentaire. Supplément, Éditions universitaires – Vandenhoeck & Ruprecht, Fribourg – Göttingen, 1982, p. 577.

[2] Cf. G. Ravasi, Le beatitudini. Il più grande discorso all’umanità di ogni tempo, Mondadori, Milano, 2016, p. 83s.

[3] R. Manes, Vangelo secondo Matteo, dans I Vangeli tradotti e commentati da quattro bibliste, Àncora, Milano, 2015, p. 104.

[4] Cf. A. Mello, Evangile selon Matthieu. Commentaire midrashique et narratif, Cerf, Paris, 1999, p. 115.

[5] En hébreux, le verbe « ’’ânag » revient rarement dans l’Ancien Testament. Mais notre Psaume utilise ce même verbe aussi au v. 4, présentant ainsi une relation entre les délices liées à la paix (v. 11) et les délices qu’on vit dans un rapport amical avec Dieu. Cf. L. Alonso Schökel, I Salmi, vol. I, Borla, Roma, 1992, p. 640.

[6] Pour cette différence entre l’hébreu et le grec, cf. G. Ravasi, Il libro dei Salmi. Commento e attualizzazione, Vol. I, EDB, Bologna, 2015, p. 682s

[7] Pour ces textes de l’Évangile, cf. G. Ravasi, Le Beatitudini. Il più grande discorso all’umanità di ogni tempo, Mondadori, Milano, 2016, p. 84s.

[8] Personnellement, je ne peux pas oublier l’utilisation de l’adjectif « praüs » dans la traduction grecque de Siracide 10,14 : « Le Seigneur a renversé les trônes des princes, il a établi les doux / non-violents à leur place ».

[9] Cette traduction reprend celle de Si Hamza Boubakeur, Le Coran. Traduction française et commentaire d’après la tradition, Maisonneuve & Larose, Paris, 1995, p. 1486.

[10] Ces considérations on peut les lire chez Si Hamza Boubakeur, dans son livre : Le Coran. Traduction française et commentaire d’après la tradition, Maisonneuve & Larose, Paris, 1995, p. 1487.