Carême 2022 : sixième semaineRamadan 2022 : première semaine
Le dernier repas de Jésus
Nous sommes à la sixième semaine de Carême et, en même temps, dans la première semaine de Ramadan. Dans les prochains jours, les chrétiens vont faire mémoire du dernier repas de Jésus avec ses disciples. C’est pour cette raison que je veux lire cette page de l’Évangile de Luc.
2214 Quand l’heure fut venue, Jésus se mit à table, et les apôtres avec lui. 15 Et il leur dit : « De tout mon désir, j’ai désiré manger cette Pâque avec vous avant ma passion. 16 Je vous dis, en effet, que je ne la mangerai pas jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le Royaume de Dieu ». 17 Et, ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, il dit : « Prenez-la et partagez-la entre vous. 18 Je vous dis, en effet : je ne boirai pas, dès maintenant, du fruit de la vigne jusqu’à ce que vienne le Royaume de Dieu ».
19 Puis, ayant pris un pain et ayant rendu grâce, il le rompit et le leur donna en disant : « Ceci est mon corps qui est donné pour vous. Faites ceci en mémoire de moi ». 20 Et la coupe, de la même manière, après avoir soupé, en disant : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est versé pour vous » (Luc 22,14-20)[1].
En printemps, chaque année, les Juifs célébraient – et célèbrent – «Pêsah», la Pâque juive, la fête qui évoque le passage de Dieu au-dessus des maisons des fils d’Israël pour les faire sortir et les libérer de l’esclavage d’Égypte. Une simple phrase du livre de l’Exode nous le résume brièvement: «C’est le sacrifice de la Pâque pour Yhwh qui est passé au-dessus des maisons des fils d’Israël en Égypte» (Ex 12,27) [2]. Et au cours du repas, ils mangent l’agneau, les herbes amères qui rappellent la servitude en Égypte, et le pain azyme évoquant le pain qui ne put lever tant les Hébreux étaient pressés de partir. On boit aussi le vin, quatre coupes[3].
Par rapport à la Pâque juive, dans la Pâque de Jésus avec ses disciples on ne mange pas l’agneau: Jésus lui-même sera la nourriture pour ce repas[4]. Quant aux coupes, l’Évangile selon Luc, en mentionne deux. La première, qui n’a pas de parallèles dans les autres Évangiles, est au verset 17. Et à ce propos, un bibliste du siècle passé, le père Lagrange, commentait: «Luc n’a parlé de la Pâque juive que pour lui donner son congé et dans des termes qui en faisaient plus expressément la figure de la Pâque nouvelle, c’est-à-dire de l’Eucharistie»[5].
La Pâque juive faisait revivre aux convives l’expérience de libération vécue par les ancêtres et annonçait l’ultime libération que Dieu a préparée pour ses fidèles. Quant à Jésus, cette fête est vécue – nous dit l’Évangile – avec un grand désir: « De tout mon désir, j’ai désiré manger cette Pâque avec vous avant ma passion» (v. 15). Dans cette phrase, Jésus établit un lien entre cette Pâque et sa souffrance imminente et la séparation que les disciples devront affronter au moment de sa mort. Mais, dans le verset 16, Jésus jette son regard – un regard plein d’espérance – vers le Royaume à venir qui sera, pour ainsi dire, un nouveau repas commun entre Jésus et les siens[6].
Ce regard vers l’avenir est souligné aussi dans les versets 17 et 18, là où Jésus donne une coupe aux disciples et leur dit: «Prenez-la et partagez-la entre vous». Les disciples doivent partager entre eux la coupe en sachant que Jésus ne boira plus « du fruit de la vigne jusqu’à ce que vienne le Royaume de Dieu ».
En poursuivant le repas, Jésus rompt le pain et le donne aux disciples en disant: «Ceci est mon corps qui est donné pour vous. Faites ceci en mémoire de moi » (v. 19). Ce pain rompu et donné permet aux premiers disciples et à nous aujourd’hui une union intime avec Jésus en faisant mémoire de lui et de sa mort. Quant à la coupe à la fin du repas, elle transfère sur la mort de Jésus la garantie du salut accordé par Dieu à son people au moment de l’alliance. Mais Jésus en souligne la nouveauté liée à sa mort. En effet, Jésus dit: «Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est versé pour vous» (v. 20).
Après ces notes sur la page de l’Évangile, c’est le moment de passer au Coran. Ici, le dernier repas de Jésus avant sa mort n’est pas mentionné directement. Mais le Coran évoque un repas spécial dans la Sourate 5, la Sourate titrée «al-Mâ’ida». Ce mot arabe peut être traduit par «banquet» ou «table servie, dressée ou garnie»[7]. D’autres informations plus précises, on peut les lire dans le commentaire du Coran de Tabarî traduit par Pierre Godé: le terme «Mâ’ida» est un participe actif du verbe « mâda » qui signifie «nourrir» et «approvisionner», pour dire par exemple que quelqu’un nourrit et approvisionne des gens. Or une table est appelée «mâ’ida» du fait qu’elle nourrit ceux qui s’attablent en leur offrant les nourritures qui y sont disposées[8].
De cette Sourate, voici une petite section:
5 112 Quand les apôtres dirent: «Ô Jésus, fils de Marie, ton Seigneur peut-il faire descendre du ciel sur nous une table dressée?» Il leur dit: «Respectez profondément Dieu, si vous êtes croyants!». 113 Ils dirent: «Nous voulons en manger afin que nos cœurs se rassurent, que nous sachions que tu nous as dit la vérité, et que nous en soyons témoins. 114 Jésus, fils de Marie, dit: «Ô mon Dieu, notre Seigneur, fais descendre du ciel vers nous une table dressée. Elle sera une fête pour nous, pour le premier parmi nous et pour les derniers d’entre nous, et un signe venant de toi. Et nourris-nous, car toi, tu es le meilleur des nourrisseurs». 115a Dieu dit: «Certes, je vais la faire descendre vers vous»[9] (Sourate 5,112-115a).
La structure de ce texte est claire: d’abord, au v. 112, il y a la requête que les apôtres adressent à Jésus. Et Jésus ne répond pas à leur requête, il se limite à leur demander un comportement de respect à Dieu. Ensuite, dans les deux versets suivants, les apôtres reviennent sur la même requête, et cette fois Jésus adresse cette même requête à Dieu. Ensuite, dans les premiers mots du verset 115, on a la réponse de Dieu: «Certes, je vais la faire descendre vers vous».
On pourrait dire que ce récit est incomplet, inachevé : il ne nous donne pas une description de la mise en œuvre, de la part de Dieu, de sa décision. Mais «cet inachèvement est évidemment voulu : le récit apparaît comme une parabole invitant le lecteur-auditeur à terminer lui-même le récit en prenant position, c’est-à-dire en croyant»[10].
Certains commentateurs chrétiens voient en ce texte une allusion à l’Eucharistie ou au Dernier repas de Jésus. D’autres y voient une référence au miracle évangélique de la multiplication des pains et des poissons (Jean 6,1-15). Enfin Bausani, dans son commentaire du Coran, propose comme un bon point de référence la demande contenue dans la prière du Notre Père: «Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour»[11].
Laissons ouvertes ces différentes voies au niveau de l’interprétation et ouvrons-nous à l’alliance, la nouvelle alliance que Dieu a faite avec nous à travers le dernier repas de Jésus et à travers la «Mâ’ida», la «table dressée» qu’il va faire descend
[1] Cette section de l’Évangile présente des variantes dans les anciens manuscrits. Cf. F. Bovon, L’Évangile selon saint Luc. 19,28-24,53, Labor et fides, Genève, 2009, p. 195s. Cf. aussi E. Borghi, Luca 22,1-23, dans Luca. Nuova traduzione ecumenica commentata, a cura di E. Borghi, Edizioni Terra Santa, Milano, 2018, p. 303s.
[2] Le mot «Pâque», en hébreu «Pêsah», évoque le verbe «pasah», qui signifie «passer» «passer tout près de». Cf. L. Alonso Schökel (director), Diccionario bíblico hebreo-español, Editorial Trotta, Madrid, 1994, p. 617.
[3] Cf. P. Chavot, Le Dictionnaire de Dieu. Judaïsme. Christianisme. Islam, Éditions de La Martinière, Paris, 2003, p. 504-505, sous la voix « Pessah ».
[4] Ainsi R. Virgili, Vangelo secondo Luca. Traduzione e commento, dans I Vangeli, a cura di R. Virgili, Ancora, Milano, 2015, p. 1201.
[5] Ainsi M.-G. Lagrange, Évangile de saint Luc, Gabalda, Paris, 1948, p. 542.
[6] A ce propos, D. Marguerat et E. Steffek (Évangile selon Luc, dans Le Nouveau Testament commenté, sous la direction de C. Focant et D. Marguerat, Bayard – Labor et fides, Paris – Genève, 2012, p. 380) qualifient cette Pâque comme « rite de séparation » et « rite d’espérance ».
[7] M. Cuypers, Le Festin. Une lecture de la sourate al Mâ’ida, Lethielleux, Paris, 2007, p. 333s.
[8] Abû Ja‘far Muhammad Ibn Jarîr at-Tabarî, Commentaire du Coran. Abrégé, traduit et annoté par P. Godé, Éditions d’art les heures claires, Paris, 1988, tome IV, p. 166.
[9] Pour une traduction très proche de celle-ci, cf. M. Cuypers, Op. cit., p. 333.
[10] Ainsi M. Cuypers, Op. cit., p. 337.
[11] Cf. C.M. Guzzetti, Bibbia e Corano. Confronto sinottico, Edizioni San Paolo, Cinisello Balsamo (Milano), 1995, p. 257. Cf. aussi Les grands thèmes du Coran. Classement thématique établi par J.-L. Monneret. Préface du docteur Dalil Boubakeur, Dervy, Paris, 2003, p. 588.