Carême 2023 : troisième semaine
Ceux qui s’affligent seront consolés
Nous sommes à la troisième semaine de Carême et, pendant ces jours, je veux m’arrêter avec toi, ma chère, mon ami, sur la deuxième Béatitude. Voici d’abord une traduction :
Heureux et en marche ceux qui s’affligent, car eux ils seront consolés (Mt 5,4).
Devant cette phrase, il faut d’abord faire attention au verbe grec « pentheo » qui signifie pleurer, être dans le deuil, s’affliger, manifester sa douleur devant la mort. Dans l’ancien Israël et aussi dans le monde grec, il y avait la tendance à limiter ou à effacer entièrement les manifestations de douleur. Pour Israël, on peut penser au Siracide, un sage qui – au deuxième siècle avant la naissance de Jésus – enseignait aux jeunes à limiter ces manifestations de la douleur[1]. En effet, la tentative du Siracide est celle de limiter au maximum l’expression de la douleur et aussi l’expérience intérieure de la douleur. La pensée que la mort est inévitable et que la douleur ne sert ni au mort ni à toi devrait réussir à chasser ou à limiter la douleur. Et, dans le monde grec, la doctrine des stoïciens est encore plus forte : le vrai sage devrait être impassible ou, au moins, capable de se auto-conditionner.
Quant à Jésus, il prend un chemin différent. Il affirme « heureux et en marche ceux qui s’affligent ». Et le Nouveau Testament – dans certains textes – nous parle aussi des pleurs de Jésus. Quand il voit Marie pleurer pour la mort de Lazare, lui aussi, il pleure (Jean 11,33-35). Et, s’approchant de Jérusalem, « voyant la ville, Jésus pleura sur elle en disant : Ah ! Si tu avais su reconnaître, même toi, en ce jour-ci, ce qui procure la paix ! » (Luc 19,41-42). Parfois Jésus soupire profondément devant les personnes qui ne savent pas le comprendre (Mc 8,12) ou devant des malades (Mc 7,34). Jésus ne cherche pas l’impassibilité, la résignation devant le mal, la douleur et la mort. Au contraire, Jésus cherche la plénitude de la vie. Par conséquent, au lieu d’exhorter à la résignation, Jésus déclare heureux ceux qui pleurent. Celles et ceux qui expriment leur propre douleur sont déclarés heureux et déclarés prêts à recevoir la consolation.
Mais comment cela est-il possible ? On peut prendre en considération le cas de la mort d’une personne qui pour moi compte beaucoup. Dans mes larmes, j’exprime la douleur parce qu’une personne a été enlevée, parce que, à une personne, la vie a été enlevée. Mais dans mes larmes, j’exprime aussi la douleur parce que, avec la mort de l’autre, d’une personne qui m’est chère, une partie importante de ma vie m’a été soustraite. Beaucoup de ma vitalité, c’est perdu. Et dans mes pleurs, je ne me résigne pas à la perte de la vie. J’exprime entièrement ma passion pour la vie dans sa totalité. Et Jésus déclaré heureux ceux qui pleurent parce qu’eux, dans leur passion pour ce qui vit, sont affectionnés à la vie elle-même. Voilà pourquoi pleurer c’est se mettre en relation, d’une façon très passionnée, avec Dieu lui-même, Celui qui donne la vie[2].
Cette Béatitude évoque – indirectement – une page du livre d’Isaïe, le chapitre 61. Dans ce chapitre, le serviteur du Seigneur déclare :
1 Le souffle du Seigneur Yahweh est sur moi
parce que Yahweh m’a oint pour porter la bonne nouvelle aux humbles ;
il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé,
pour proclamer aux déportés « Vous êtes libres »,
et aux prisonniers « Vous allez recevoir la lumière du jour ».
2 Il m’a envoyé pour proclamer :
« C’est l’année où vous verrez la bonté de Yahweh !,
C’est le jour où notre Dieu se vengera de ses ennemis ! »
Il m’a envoyé pour consoler tous ceux qui s’affligent. (Is 61,1-2).
Dans cette page, l’auteur s’exprime avec la première personne de singulier : « Le souffle du Seigneur Yahweh est sur moi ». Cette expression peut faire penser à un prophète ou bien au « serviteur » du Seigneur évoqué dans le chapitre 42 du livre d’Isaïe. Mais la mention du verbe « oindre » fait penser surtout au Messie qui va porter un beau message pour les humiliés et pour les pauvres[3].
Quant au texte de Mathieu, nous retrouvons les mêmes expressions « consoler » et « ceux qui s’affligent », conformément à la traduction grecque du verset 2 du livre d’Isaïe. Mais, dans l’Évangile, le verbe « consoler » est utilisé à l’indicatif futur passif : « ils seront consolés ». Et la relation entre « consoler » et « affligés » exprime la correspondance entre l’action de Jésus et celle du prophète : ces deux personnes proclament l’action de Dieu [4]; en effet, les affligés seront consolés… par Dieu.
Oui, dans la Bible, fréquemment on utilise la forme verbale passive pour évoquer, sans le nommer, le complément d’agent : Dieu lui-même[5]. Dieu va certainement accomplir – et de façon définitive – cette action lorsqu’il nous accueillera auprès de lui. Mais déjà avant ce temps-là, la consolation de Dieu se manifeste. C’est ce que Paul disait aux chrétiens de Corinthe : « Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation : il nous console dans toutes nos détresses, pour nous rendre capables de consoler tous ceux qui sont en détresse, par la consolation à travers laquelle nous sommes consolés par Dieu ». ( 2 Cor 1,3-4). Grâce à cette affirmation de Paul, nous pouvons conclure nos remarques sur la deuxième Béatitude de l’Évangile en soulignant que la consolation de Dieu commence à se réaliser déjà dans l’histoire, et aussi à travers les actions de la communauté chrétienne, grâce au fait qu’elle interprète fidèlement le choix de Dieu en faveur des personnes qui vivent une situation de détresse et d’affliction[6].
Après ces considérations sur la Bible, c’est le moment de prendre en main le Coran. Et, pendant cette semaine, je veux lire avec toi, ma chère, mon ami, une petite section de la Sourate 41, titrée « [Écriture aux] versets détaillés » (« Fussilat » en arabe). Voici d’abord une traduction.
30 Ceux qui ont affirmé : « Notre Seigneur est Dieu ! » et ont une vie conforme [à leur foi], les anges descendront vers eux [et leur diront] ; « N’ayez pas peur et ne vous affligez pas ! [Nous vous annonçons] la bonne nouvelle du paradis qui vous était promis. 31 Nous sommes pour vous des amis en la vie sur terre et dans l’au-delà. Vous aurez en la dernière demeure tout ce que vos âmes désirent, tout ceux que vous demandez. » 32 [Tel est] l’accueil que vous réserve un [hôte] très clément et très compatissant. 33 Qui [pourrait donc] tenir le langage plus beau que celui qui appelle [les hommes] à Dieu, fait œuvre pie et déclare : « Je suis musulman, parmi les pacifiques » ? ( Sourate 41,30-33).
Le verset 30 vise ’Abû Bakr : ce collaborateur de Muhammad, malgré les persécutions, est demeuré ferme dans sa foi, en pensées et en actes[7]. Dans ce verset, pour ’Abû Bakr et aussi pour chacune et chacun de nous, vaut l’impératif « N’ayez pas peur et ne vous affligez pas ! ». Et cet impératif négatif – avec le verbe « s’affliger » (« hazina » en arabe) – résonne plusieurs fois dans le Coran[8]. Même dans une situation très douloureuse, Dieu est celui qui nous ouvre un chemin vers la béatitude en nous soutenant « en la vie sur terre et dans l’au-delà » (v. 31).
Quant aux derniers mots du verset 33, je veux citer André Chouraqui (1917-2007), un Juif qui – traduisant le Coran – écrit : « Des pacifiés, muslimîna : des « musulmans », mot qui dérive de la racine salâm, paix. Plutôt que la soumission, le terme et ses dérivés, y compris islâm, connotent la paix, la pacification de l’homme en lui-même et dans ses rapports avec Allah et ses prochains »[9].
C’est le moment de conclure : accueillons donc avec joie la parole de Jésus et le message de la Bible et du Coran, un message qui nous unit et nous encourage. Amicalement.
Renzo
[1] Cet enseignement, on peut le lire dans Siracide 38,16-23.
[2] Cf. R. Petraglio – R. Fabbri, Le Beatitudini: sinfonia dei folli, EMI, Bologna, 1987, pp. 55s.
[3] Cf. A. Mello, Isaia. Introduzione, traduzione e commento, San Paolo, Cinisello Balsamo (Milano), 2012, p. 411 qui cite Luc 4,16-21 où Jésus utilise ce texte d’Isaïe pour se présenter dans la synagogue de Nazareth.
[4] Ainsi F. De Carlo, Vangelo secondo Matteo. Nuova versione, introduzione e commento, Paoline, Milano, 2016, p. 192.
[5] Cf. G. Ravasi, Le Beatitudini. Il più grande discorso all’umanità di ogni tempo, Mondadori, Milano, 2016, p. 67.
[6] Ainsi S. Grasso, Il Vangelo di Matteo: commento esegetico e teologico, Città Nuova, Roma, 2014, p. 147. Cf. aussi O. Schmitz, Parakaleo, paraklesis, dans Grande lessico del Nuovo Testamento, fondato da G. Kittel, continuato da G. Friedrich, Vol. IX, Paideia, Brescia, 1974, col. 669-673.
[7] Ainsi Si Hamza Boubakeur, Le Coran. Traduction et commentaire, Maisonneuve & Larose, Paris, 1995, p. 1487.
[8] Cf. A. Godin et R. Foehrlé, Coran thématique. Classification thématique des versets du Saint Coran, Éditions Al Qalam, Paris, 2004, p. 312s.
[9] Ainsi dans Le Coran, l’Appel, traduit et commenté par A. Chouraqui, Éditions Robert Laffont, Paris, 1990, p. 63 en commentant le verset 128 de la Sourate 2.